L'hurluberlu, extrait
Comme je le disais hier, la femme du général dans L'hurluberlu de Jean Anouilh cherche une pièce de théâtre à monter et le général est curieux de savoir quel texte ils vont choisir. Ils optent pour une pièce sérieuse :
DAVID EDWARD MENDIGALÈS — (...) Le théâtre moderne a fait un grand pas en avant. Le jeu pur, le divertissement, c'est fini !
LE GÉNÉRAL — Tiens, pourquoi ? Il ne faut plus s'amuser ?
DAVID EDWARD MENDIGALÈS — Habitants provisoires de cette planète que menace la destruction atomique, nous n'en avons plus le temps. Il s'agit maintenant de travailler à la prise de conscience de l'homme, par l'homme, pour l'homme – et dans l'humain. Ce qui n'exclut en rien, vous le verrez, l'angoisse métaphysique et une sorte d'humour désespéré.
LE GÉNÉRAL — Vous nous promettez une excellente soirée ! Mais, vous savez, bombe atomique ou non, nous avons toujours été des habitants provisoires de cette planète. Cela ne nous empêchait pas de rire de temps en temps.
(...)
DAVID EDWARD MENDIGALÈS — La pièce s'appelle Zim ! Boum !
SOPHIE (paumée) — Oh, Zim ! Boum !
LE GÉNÉRAL — Zim ! Boum ! J'aime bien ça. Ça fait gai.
DAVID EDWARD MENDIGALÈS — Ou Julien l'Apostat.
LE GÉNÉRAL — C'est moins gai. (...)
DAVID EDWARD MENDIGALÈS — Zim ! Boum ! ou Julien l'Apostat. Antidrame.
LE GÉNÉRAL — Pourquoi antidrame ?
DAVID EDWARD MENDIGALÈS — Vous le verrez tout de suite, Général. La pièce est de Popopief, un de nos jeunes auteurs français.
(...)
DAVID EDWARD MENDIGALÈS — Le décor ne représente rien.
LE GÉNÉRAL — Ca coûtera moins cher (Aglaé lui tape sur la main) Je ne dis rien de mal. Je pense aux frais généraux.
DAVID EDWARD MENDIGALÈS — A droite, une porte condamnée par des planches ; au fond, une fenêtre trop haute pour qu'on puisse rien voir. Au milieu de la scène : un bidet.
LE GÉNÉRAL — Plaît-il ?
DAVID EDWARD MENDIGALÈS — Un bidet. (...) Vous verrez que cet ustensile, dont la présence au premier abord peut vous choquer, a une signification profondément métaphysique.
LE CURÉ — Dans ce cas, je n'insiste pas.
DAVID EDWARD MENDIGALÈS — (lisant) "En scène, Julien et Apophasie. Ils sont assis par terre, accroupis l'un près de l'autre. Ils ne se disent rien. Ils ne bougent pas. Ce silence doit se prolonger jusqu'à la limite de résistance du spectateur. (...) C'est un moment de théâtre extraordinaire et d'une audace bouleversante ! C'est la première fois, dans l'histoire du théâtre, qu'on levait le rideau et que le rideau levé, il ne se passait rien. Il y a quelque chose qui vous prend à la gorge ; c'est le néant de l'homme soudain, son inutilité, son vide. C'est d'une profondeur vertigineuse ! (...) Au bout d'un moment, quand l'angoisse est devenue insoutenable, Julien bouge enfin et se gratte". (Il explique) Là, c'est d'une cruauté folle ! Nous avons vu l'homme : son néant, sa vacuité, et quand enfin il fait un geste, le premier, c'est pour se gratter... Vous sentez ?
LE GÉNÉRAL — Pas encore. Mais allez toujours
Un dialogue s'ensuit entre les deux personnages pour savoir si c'est une puce qui le fait se gratter... Voilà le théâtre moderne qui en prend pour son grade...